L’Eloge paradoxal
- Eric Cobast
- 31 janv. 2022
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 24 mai
La démonstration d’Eloquence par excellence : L’Eloge paradoxal.
Comment convaincre du pouvoir des mots, de la toute-puissance de la parole, de l’efficacité du « bien parler », sans en donner l’exemple, sans en fournir la démonstration ? Les « grands sophistes du monde antique », comme les désigne J. de Romilly, sont tous pénétrés de la nécessité d’apporter la preuve à leurs éventuels clients que cet enseignement inédit, absolument nouveau, qu’ils ont imaginé et qu’ils proposent contre une rétribution très élevée, dote ceux qui sont prêts à le suivre d’une arme redoutable qui permet de l’emporter sur l’agora, dans l’enceinte des tribunaux, où simplement dès qu’il s’agit de prendre la parole en public.
Ils vont ainsi se livrer à des « démonstrations » de virtuosité oratoire devant un public choisi, réuni dans le cadre privé d’une demeure où ils sont invités à se produire. Chez Calliclès, par exemple, dans le dialogue de Platon consacré à l’art de bien parler qui met en scène précisément Gorgias, l’illustre Gorgias qui vécut au Vème siècle avant notre ère une longue existence – plus de cent ans, dit-on – d’orateur et de philosophe prestigieux. Ce même Gorgias invente alors, pour ces circonstances, l’exercice de « l’éloge paradoxal » et s’impose avec le célèbre « Eloge d’Hélène », composé pour donner la mesure de tout son talent de rhéteur.
Au cours d’un éloge paradoxal il s’agit de louer quelque chose (un comportement, un trait de caractère, une habitude, une opinion, une pratique sociale, un personnage de fiction ou une personnalité historique, politique habituellement décriée) qui d’ordinaire est jugée mauvaise et condamnée par l’opinion (doxa). Contre l’opinion commune (voilà pourquoi l’éloge est dit paradoxal) on loue ce qui est blâmable, on défend l’indéfendable. Si par un simple discours, l’orateur parvient alors à convaincre son auditoire, c’est-à-dire à renverser l’avis, le jugement initialement défavorable, il aura fait l’indiscutable démonstration du « pouvoir des mots » quand ceux-ci sont maniés avec dextérité technique. Gorgias a choisi d’assurer la défense de la femme la plus honnie des Grecs : Hélène de Sparte, à l’origine de la guerre de Troie et des multiples conséquences tragiques qui ont suivi.
Ainsi voudrais-je, dans ce discours, fournir une démonstration raisonnée qui mettra fin à l'accusation portée contre cette femme dont la réputation est si mauvaise. Je convaincrai de mensonge ses contempteurs et, en leur faisant voir la vérité, je ferai cesser l'ignorance.
C’est ainsi que débute cet éloge qui fit la renommée et la réputation de Gorgias et de cet « art de bien parler » qu’il enseignait à travers la Grèce.
Gorgias invente un exercice de style mais aussi un genre littéraire à part entière où vont s’illustrer par exemple Lucien (Eloge de la Mouche), Erasme (Eloge de la Folie), Molière (l’éloge de l’inconstance amoureuse – voir la note-, l’éloge de l’hypocrisie dans Don Juan), Montesquieu (l’éloge de l’esclavage dans De l’Esprit des lois) ou encore Thomas de Quincey (De l’assassinat considéré comme un des BeauxArts).
Dans les concours d’Eloquence que j’organise depuis quelques années, j’ai pris ainsi l’habitude de glisser cet exercice parmi les épreuves auxquelles sont soumis les candidats. L’invention rhétorique y est plus directement sollicitée que lorsqu’il s’agit simplement de composer un discours sur un sujet donné ou d’organiser une joute oratoire. Et le retour d’expérience indique toujours un vif plaisir chez les participants. On découvre même à l’occasion de véritables pépites !
La pratique de l’Eloge paradoxal doit cependant éviter deux écueils.
Il faut tout d’abord éviter de se laisser emporter par le goût du paradoxe pour le paradoxe. L’Eloge paradoxal ne doit pas pour autant ignorer en effet la nécessaire « endoxabilité » de tout discours, c’està-dire une conformité minimale aux valeurs de l’auditoire. On ne parvient effectivement à retourner l’opinion qu’à la condition que celle-ci, sans en être vraiment consciente, soit disposée à l’être ! Les plaidoiries à « front renversé » sont aux Assises très périlleuses et révèlent souvent une situation désespérée pour la Défense ! Par ailleurs il y a tout simplement de l’indécence à vouloir soutenir certains paradoxes ! Il faut donc conserver dans le choix du thème de l’Eloge une certaine lucidité et une certaine mesure. Gorgias finalement ne prend pas trop de risques en choisissant Hélène, un personnage imaginé par Homère.
Le deuxième écueil est constitué à l’inverse par le recours trop appuyé à l’ironie. Ni Montesquieu, ni d’Holbach, ni encore moins Voltaire ne parviennent ainsi à l’éviter ce qui a pour conséquence de réduire considérablement la portée de la démonstration de virtuosité rhétorique. L’éloge pour être efficace doit être convaincant, au prix même de la mauvaise foi. L’ironie qui consiste à signifier le divorce de la parole et de la pensée fait écran : l’auditoire ne croit évidemment pas ce qu’il entend et se divertit de la manifestation de cet écart entre l’explicite et l’implicite. L’éloge est déconstruit par l’ironie et le discours devient satirique. L’ironie permet en effet à l’orateur de s’absenter de son propre discours. On préfèrera ici en l’occurrence éventuellement l’humour, tout-à-fait perceptible par exemple dans la tirade de Don Juan rapportée dans la note ci-dessous.
Note :
Un exemple célèbre l’éloge paradoxal : Don Juan Acte I scène 2. C’est Don Juan qui parle et fait l’éloge de l’inconstance amoureuse :
La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs .
Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations' naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement.
On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages, le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
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